Ci-dessous l’allocution radiotélévisée intégrale du 31 mai 1960 par le général de Gaulle :
L’homme, « borné dans sa nature« , est « infini dans ses vœux« . Le monde est donc rempli de forces qui s’opposent. Certes, la sagesse humaine parvient- elle souvent à empêcher que ces compétitions ne dégénèrent en conflits meurtriers. Mais la concurrence des efforts est la condition de la vie. Notre pays se trouve aujourd’hui confronté avec cette loi de l’espèce, comme il le fut depuis 2000 ans.
La division des peuples qui habitent l’Europe et l’Amérique du Nord est la principale donnée et le pire mal de notre époque. 2 camps sont dressés face à face, dans des conditions telles qu’il dépend uniquement de Moscou ou de Washington qu’une grande partie de l’humanité soit écrasée en quelques heures.
Devant une telle situation, la France juge qu’il n’y a pas de litige territorial ni de dispute doctrinale qui tiennent par rapport à la nécessité de conjurer ce péril monstrueux. Suivant elle, cela implique 3 conditions. La première, c’est la détente, autrement dit la pratique de relations améliorées, excluant les actes et les discours provocants et multipliant les échanges, économiques, culturels, touristiques, afin que soit créée une atmosphère d’apaisement. Faute de quoi, le vertige du malheur saisirait les esprits résignés, si bien qu’un jour, et tout à coup, pour n’importe quel motif, le monde se trouverait en guerre, comme il le fut 2 fois de mon vivant, parce que l’archiduc était mort ou que quelqu’un avait envie de Dantzig. La seconde condition, c’est une mesure catégorique de désarmement contrôlé, appliquée de préférence aux engins capables de porter des bombes jusqu’aux distances stratégiques, afin que disparaissent la possibilité et, du même coup, la tentation de provoquer subitement une destruction générale. La troisième condition, c’est un début de coopération organisée entre l’Est et l’Ouest et consacrée au service de l’homme, qu’il s’agisse d’aider au progrès des peuples sous-développés ou de collaborer aux grandes recherches dont dépend l’avenir de tous.
A cette détente, à ce désarmement, à cette coopération, la France est d’autant plus disposée qu’aucun litige direct ne l’oppose à la Russie, qu’elle éprouve pour le peuple de ce pays un attrait traditionnel, qu’elle souhaite voir se lever le rideau de fer qui sépare d’elle les Nations de l’Europe centrale et balkanique, dont elle est l’amie et l’alliée naturelle. Elle croit d’ailleurs qu’en vertu de l’activité moderne la condition humaine tend à devenir partout semblable et que l’opposition virulente des régimes est destinée à s’atténuer.
Or, il a semblé récemment que certaines perspectives étaient sur le point de s’ouvrir. A l’Est comme à l’Ouest, on reconnaissait que la guerre nucléaire entraînerait de toute façon un désastre pour tout le monde, puisqu’on risquait, après le conflit, de n’avoir plus, des deux côtés, ni pouvoirs, ni lois, ni villes, ni cultures, ni berceaux, ni tombeaux. C’est alors qu’en Russie soviétique on entendit une chanson nouvelle. Un homme d’Etat, parvenu au premier rang, proclamait la nécessité de la coexistence pacifique, déclarait que la concurrence entre le système communiste et le système capitaliste devait avoir pour objet le niveau de vie des hommes, affirmait que l’ambition de son pays consistait à assurer son propre développement et faisait entendre que la réunion des responsables suprêmes de l’Union soviétique, des Etats-Unis, de l’Angleterre et de la France ouvrirait le chemin de la paix.
Sans doute, monsieur Khrouchtchev posait – il une condition contradictoire avec la détente en prétendant qu’un traité dit « de paix », fût – il conclu par lui seul, consacrât pour toujours la division actuelle de l’Allemagne et fixât à Berlin-Ouest un statut tel que cette ville, qui est libre et entend le rester, serait vouée, tôt ou tard, à subir le joug totalitaire. Mais, par la suite, cette exigence parut comporter dans l’esprit de son auteur des délais et des accommodements. D’autre part, les voyages que le président du Conseil des ministres soviétique faisait aux Etats-Unis, puis en France, semblaient être les préludes d’une orientation nouvelle. Dès lors, une Conférence « au sommet » pouvait offrir l’occasion d’améliorer l’atmosphère internationale. Pour ma part, ayant à mes côtés le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, j’y étais prêt, et volontiers.
On sait ce qui est advenu. Je n’épiloguerai pas sur les raisons profondes qui ont pu empêcher la conférence de se tenir. Mais il me faut constater que, si le survol du territoire soviétique par un avion photographe américain, quinze jours avant la réunion, était, assurément et pour le moins, intempestif – ce qu’en somme a reconnu le président des Etats-Unis en prescrivant que de tels vols n’aient plus lieu dorénavant – il n’y avait pas là un motif suffisant pour refuser d’ouvrir « au sommet » la discussion des affaires du monde.
A une époque où le ciel est sillonné de satellites, de fusées, d’avions susceptibles de prendre des vues de n’importe quelle région du globe et d’y jeter des projectiles capables de destructions terribles, ce qu’il faut faire, c’est organiser le contrôle réciproque de ces engins, comme la France le propose et comme les 4 chefs d’Etat ou de gouvernement auraient pu le décider.
Au moment même où Moscou venait de lancer un nouvel appareil spatial passant 18 fois par jour au-dessus de l’Occident, il paraissait excessif d’exiger de Washington excuses publiques et réparations parce qu’un monomoteur, pourvu de caméra, avait tenté de traverser l’espace soviétique, alors qu’on détenait l’avion abattu et ses films et qu’on avait reçu la garantie que le fait ne se reproduirait pas. Enfin, si le président du Conseil soviétique entendait mettre comme condition à l’ouverture de la Conférence que l’incident du premier mai fût réglé comme il le voulait, n’eût- il pas mieux valu qu’il restât dans sa capitale jusqu’à ce que ce préalable fût décidément liquidé d’une manière ou d’une autre ?
En tout cas, c’est avec sang-froid que la France a pris acte de l’aboutissement. Mais, à ses yeux, ce qui était nécessaire hier le demeurera demain. La détente, le désarmement contrôlé des engins de portée stratégique, la coopération des Etats bien pourvus pour le développement de ceux qui ne le sont pas, restent, autant que jamais, les buts que les 4 puissances mondiales se doivent et doivent à l’univers de réaliser en commun. Nous sommes, quant à nous, disposés à reprendre ce chemin. Mais aussi, nous croyons que, pour le suivre, les démarches méthodiques de la diplomatie valent mieux que les échanges tumultueux de discours publics ou que les débats passionnés des délégués aux Nations-unies, lesquelles, hélas ! ne le sont pas. Sur les bases que posera, peut-être, une préparation raisonnable, la France pourra, le moment venu, envisager que s’ouvre cette Conférence de Paris qu’on a décidé de tenir et qui n’a pu avoir lieu.
Cependant, en attendant qu’on en vienne à la paix organisée, si tant est que cela soit possible, la France entend, pour sa part, être prête à se défendre. Cela signifie, d’abord, qu’elle demeure partie intégrante de l’Alliance atlantique. D’ailleurs, la récente épreuve a démontré la solidarité profonde des Occidentaux. Sans doute, le président Eisenhower, le Premier ministre Macmillan et moi – même avons- nous chacun nos problèmes et notre tempérament. Mais, en présence de l’événement, les trois amis que nous sommes n’eurent pas de peine à se mettre d’accord dans la sagesse et dans la fermeté. Notre alliance est apparue comme une réalité vivante. Pour qu’elle le soit plus encore, la France doit y avoir son rôle à elle et sa personnalité. Cela implique qu’elle se dote, elle aussi, d’un armement nucléaire, dès lors que d’autres en ont un ; que ses moyens et son territoire ne dépendent que d’elle – même ; bref, que son destin, tout en étant associé à celui de ses alliés, demeure en ses propres mains. Il va de soi qu’une telle autonomie doit avoir pour corollaire un concert plus étroit des Puissances mondiales de l’Ouest quant à leur politique et quant à leur stratégie.
Mais, si l’Alliance atlantique est actuellement nécessaire à la sécurité de la France et des autres peuples libres de notre ancien continent, il s’agit pour eux, à l’abri de ce bouclier, de s’organiser en vue de la puissance et du développement commun. Leurs épreuves leur ont fait voir combien ils avaient payé cher leurs divisions et leurs conflits. Ni le Rhin, ni les Pays-Bas, ni les Alpes, ni les Pyrénées, ni la Manche, ni la Méditerranée, pour lesquels ils se sont si longuement et terriblement battus, ne les dressent plus les uns contre les autres. Entre eux, les haines n’ont plus cours. Au contraire, la nostalgie qu’inspire à chacun d’eux son abaissement relatif par rapport aux nouveaux grands empires les réunit dans le sentiment qu’ensemble ils retrouveraient cette grandeur dont les siècles leur ont donné le génie et l’habitude. A quoi s’ajoute le fait qu’ils constituent un tout incomparable, tandis que, précisément, notre époque, qui abolit les distances et les obstacles, réclame de grands ensembles.
Contribuer à bâtir l’Europe occidentale en un groupement politique, économique, culturel et humain, organisé pour l’action, le progrès, la défense, c’est à quoi la France veut s’appliquer. Déjà, l’Allemagne fédérale, l’Italie, la Hollande, la Belgique et le Luxembourg coopèrent avec elle directement dans plusieurs domaines. En particulier, le Marché commun des 6 entrera le 31 décembre dans sa réalisation pratique. Sans doute, les participants ne veulent – ils pas que cette institution puisse blesser les autres pays d’Europe, et l’on doit compter qu’un accommodement sera trouvé entre les intérêts. Sans doute aussi faut – il que les Nations qui s’associent ne cessent pas d’être elles – mêmes et que la voie suivie soit celle d’une coopération organisée des Etats, en attendant d’en venir, peut-être, à une imposante confédération.
Mais la France, pour ce qui la concerne, a reconnu la nécessité de cette Europe d’Occident, qui fut jadis le rêve des sages et l’ambition des puissants et qui apparaît aujourd’hui comme la condition indispensable de l’équilibre du monde.
Or, en définitive, et comme toujours, ce n’est que dans l’équilibre que l’univers trouvera la paix. Sur notre ancien continent, l’organisation d’un groupement occidental, tout au moins équivalant à celui qui existe à l’Est, pourra permettre un jour, sans risque pour l’indépendance et la liberté de chacun et compte tenu de l’évolution vraisemblable des régimes, d’établir l’entente européenne entre l’Atlantique et l’Oural. Alors l’Europe tout entière, cessant d’être coupée en deux par des ambitions et des idéologies qui deviendraient périmées, redeviendrait le foyer capital de la civilisation. L’accession au progrès des masses de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique latine en serait certainement hâtée et facilitée. Mais aussi la cohésion de cette grande et forte Communauté européenne engagerait les vastes pays qui, dans d’autres continents, sont en marche vers la puissance à prendre, eux aussi, le chemin de la coopération, plutôt que de céder à la tentation de la guerre.
Oui, la vie internationale, comme la vie tout court, est un combat. Celui que soutient notre pays tend à unir non à diviser, à ennoblir non à abaisser, à affranchir non à dominer. Ainsi suit – il sa vocation, qui fut toujours et demeure humaine et universelle. Le but est grand. La tâche est rude. Mais, au milieu des alarmes du monde, voyez, Françaises et Français, de quel poids peut peser, de nouveau, la volonté de la France !