La crise ouverte à propos de Berlin par la Russie soviétique plonge l’univers dans une lourde inquiétude.
3 questions sont posées par Moscou :
- Éventualité de mesures qui porteraient obstacle aux mouvements des éléments militaires américains, anglais et français entre Berlin-Ouest et la zone occidentale ;
- Division du peuple allemand, qui serait mise en cause par la séparation de l’Allemagne en deux Etats ;
- Enfin, désarmement en Europe d’une zone englobant essentiellement l’Allemagne…
Si les Occidentaux voyaient barrer le passage de Berlin, les troupes soviétiques stationnées en Allemagne orientale auraient affaire aux Occidentaux.
Cela dit, on pourrait concevoir que la France, se joignant à l’entreprise engagée vis-à-vis du peuple allemand, cherche à tirer parti de la crise pour s’attribuer en Allemagne des avantages parallèles à ceux que les Soviets paraissent vouloir obtenir de leur côté. Il y a là une politique toute particulière à l’égard du voisin malheureux. Si l’Allemagne actuelle nous paraissait dangereuse autrefois, sans doute la mémoire des épreuves subies de son fait et de la volonté d’en prévenir le retour susciterait- elle des exigences. Mais l’Allemagne actuelle ne nous menace pas. Nous considérons même qu’avec ses capacités, son énergie et ses ressources elle constitue un élément essentiel de la vie et du progrès de l’Europe et du monde entier…
La politique du chancelier Adenauer coïncide avec la nôtre, et Monsieur Segni tout récemment m’a confirmé que telle était aussi la politique de l’Italie.
Aussi ne nous prêterons- nous à rien qui puisse porter le peuple allemand au désespoir.
On pourrait concevoir d’autre part que la France n’aurait pas à se mêler à la querelle, ayant des moyens d’action – c’est-à-dire de destruction – plus faibles que les Américains et les Russes, de ne pouvoir par conséquent prétendre imposer sa politique.
La France pourrait chercher à se distraire de l’éternel conflit éventuel de la guerre. Pour la France cela reviendrait à perdre sa raison de vivre pour tâcher de garder la vie, et ce serait anéantir l’alliance atlantique, qui n’existe que parce que la France en fait partie.
Dès lors que l’alliance atlantique n’existerait pas, rien ne pourrait empêcher la dictature soviétique et la nation soviétique de s’étendre sur toute l’Europe et sur toute l’Afrique, et à partir de là de couvrir le monde entier. Eh bien ! la France préfère maintenir l’alliance atlantique jusqu’au jour où le règne de la paix serait réellement assuré. Voilà pourquoi nous pensons que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, ne doivent accepter de qui que ce soit que soit barré le passage à Berlin.
Si certains voulaient s’opposer au passage, qui est notre droit en vertu de la victoire et des arrangements déjà conclus avec l’Union Soviétique, si certains voulaient s’opposer au passage, ceux – là et tous autres qui viendraient les soutenir commettraient un acte hostile à l’égard des Occidentaux et seraient par conséquent responsables des chocs qui pourraient s’ensuivre.
Et quant au sort de l’Allemagne même, nous constatons que ceux de ses habitants qui ont la possibilité de s’exprimer librement sont unanimes à vouloir qu’elle reste occidentale.
Pour cette raison, et aussi pour d’autres, nous n’admettrions pas que Berlin fût livré au système de Pankow. D’ailleurs ce système, nous ne sommes pas disposés à le reconnaître comme un Etat souverain et indépendant car il n’existe qu’en raison de l’occupation soviétique et en vertu, si j’ose dire, d’une implacable dictature.
Nous ne considérons pas sur le même plan, au point de vue des relations extérieures de la République française, d’une part cette organisation arbitraire et d’autre part la République fédérale allemande, dont tous les citoyens disent, écrivent, vont, viennent, à leur gré et désignent en toute liberté leurs représentants et leur gouvernement.
La réunification des parties actuellement séparées de l’Allemagne en une seule Allemagne qui serait entièrement libre nous paraît être le but objectif, le destin normal du peuple allemand, à condition qu’il ne remette pas en cause ses actuelles frontières du Nord, du Sud, de l’Est, et de l’Ouest et qu’il accepte de s’encadrer le jour où cela sera possible dans une organisation contractuelle de l’Europe pour la coopération de toute l’Europe pour la liberté.
Pour ce qui est de faire de l’Allemagne un territoire neutralisé, ce « dégagement » ou « désengagement » ne nous dit, en lui – même, rien qui vaille. Car si le désarmement ne s’étendait pas à une zone qui approcherait l’Oural d’aussi près qu’elle approcherait l’Atlantique, comment la France serait- elle couverte ? Quoi donc, en cas de conflit, s’opposerait à ce que l’éventuel agresseur franchisse, d’un bond ou d’un vol, le glacis germanique non défendu ? Quelle bande étroite resterait entre la Meuse et l’Océan pour déployer et faire agir les moyens des Occidentaux ?
Assurément nous sommes partisans du contrôle et de la limitation de toutes les armes de guerre. Mais pour que ces dispositions, apparemment humanitaires, ne risquent pas de mener à notre disparition, il faut qu’elles s’appliquent à une aire assez profonde et assez large pour que la France en soit couverte et non point, au contraire, exposée.
Sur ces différents sujets et sur d’autres je ne vois pas, pour ma part, d’objection de principe à ce que des négociations s’engagent, quels qu’aient été les précédents. Monsieur Couve De Murville se rendrait donc à une éventuelle conférence des ministres des Affaires étrangères. S’il arrivait que cette conférence, après un examen approfondi des problèmes, dégageât les éléments d’un accord sur des points importants, alors, ayant à mes côtés le Premier Ministre, Monsieur Michel Debré, je pourrais moi – même prendre part à une réunion des personnes chargées des responsabilités suprêmes des grands Etats. Mais il est clair que, pour aboutir à quelque chose de valable, il faudrait préparer les débats d’un pareil aréopage, et il faudrait qu’on délibère dans un climat apaisé. A cet égard je me sens tout à fait d’accord avec ce qu’en a dit récemment le président Eisenhower.
En cette grave occurrence la France se sent qualifiée pour parler clairement et sereinement. D’abord parce qu’aucun sentiment de concurrence ou d’animosité ne l’inspire à l’égard du peuple russe. Bien au contraire, elle a pour lui une amitié réelle et traditionnelle. Ensuite pour cette raison qu’au sujet de l’Allemagne, qui est l’enjeu de la crise, elle a su dépasser ses griefs et, compte tenu des changements qui s’y sont réalisés, considérer ce pays non plus comme un adversaire, mais bien comme un associé. Enfin, parce que la France, elle, ne possède pas encore de bombes atomiques et qu’elle n’est point, comme les trois autres, en proie à la hantise de lancer éventuellement ses bombes avant que celles de l’adversaire aient pu accomplir leur œuvre. Bref, la France juge la crise présente à sa manière, avec lucidité et, même, impartialité.
C’est pourquoi, parlant en son nom, je suis sûr de dire ce que pensent comme elle plus de 2 000 000 000 d’êtres humains. En raison et en comparaison des risques encourus par notre espèce et des immenses tâches humaines que nous pourrions et devrions accomplir en commun, toute mise en demeure qui serait adressée aux Occidentaux en vue d’en obtenir des abandons par intimidation serait odieuse et absurde. Quand, dans l’un et l’autre camp, tout est agencé de telle sorte que des moyens de destruction capables d’anéantir des continents pourraient être déclenchés en l’espace de quelques secondes, ce serait porter à la vie de l’humanité un défi inexplicable que de créer un état de tension tel que n’importe quelle erreur, ou quel incident, puisse déchaîner le cataclysme. Quand les 2 tiers des habitants de la terre mènent une existence misérable, alors que certains peuples disposent de ce qu’il faut pour assurer le progrès de tous, que viennent faire les dangereuses histoires de Berlin-Ouest, de la DDR et du désengagement allemand ?
Car, en notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer. Nous autres, qui vivons entre l’Atlantique et l’Oural, nous autres qui sommes l’Europe disposant avec l’Amérique, sa fille, des sources et des ressources principales de la civilisation ; nous autres, qui avons de quoi manger, nous vêtir, nous loger, nous chauffer ; nous autres, qui possédons des mines et des usines en pleine activité, des campagnes bien cultivées, des chemins de fer où passent des trains nombreux, des routes encombrées de voitures, des ports remplis de bateaux, des aérodromes peuplés d’avions ; nous autres, dont tous les enfants apprennent à lire, qui construisons force universités et laboratoires, qui formons des armées d’ingénieurs et de techniciens, qui pouvons voir, entendre, lire ce qui est de nature à satisfaire la pensée ; nous autres, qui avons assez de médecins, d’hôpitaux, de médicaments, pour adoucir la souffrance, soigner les malades, assurer la vie de la plupart des nouveau-nés, que ne dressons – nous, tous ensemble, la fraternelle organisation qui prêtera son concours aux autres !
Que ne mettons- nous en commun un pourcentage de nos matières premières, de nos objets fabriqués, de nos produits alimentaires, une fraction de nos cadres scientifiques, techniques, économiques ; une part de nos camions, de nos navires, de nos avions, pour vaincre la misère, mettre en valeur les ressources et aider le travail des peuples moins développés ! Faisons- le ! Non point pour qu’ils soient les pions de nos politiques, mais pour améliorer les chances de la vie et de la paix. Combien cela vaudrait- il mieux que les exigences territoriales, les prétentions idéologiques, les ambitions impérialistes, qui mènent l’univers à la mort.
Il me semble que ce devrait être là un sujet capital à inscrire à l’ordre du jour des éventuelles conférences Est-Ouest. En cas d’accord sur le principe, il faudrait évidemment dresser un plan commun d’organisation et de réalisation. Si nous devions tenir cette année une conférence « au sommet », je serais prêt à en parler à mes amis Messieurs Eisenhower et Macmillan, et j’espère que Monsieur Khrouchtchev, que j’ai naguère rencontré à Moscou dans l’entourage de Staline et qui a fait quelque chemin depuis, voudra y prendre intérêt.